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La culture du peuple Agni

La culture peut être entendue, selon la définition de l'UNESCO, comme l'ensemble des traits distinctifs: spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Ainsi donc, la culture est perçue et saisie à trois niveaux: matériel, intellectuel et spirituel.

A. La culture matérielle
Le premier niveau de la culture se résume à la vie matérielle, répétitive, routinière, assimilé au passé obstinément présent, immobile en apparence néanmoins toujours en marche, vorace, avalant le temps fragile des hommes. Cette « nappe d’histoire stagnante », comme le désigne Braudel, se confond en grande partie avec la vie rurale appartenant à la majorité des ethnies qui habitent hier comme aujourd’hui sur le sol ivoirien. Et cependant, il existe des contrastes, des divergences, d’une région à l’autre pour ne pas dire d’une société à l’autre, qui tiennent certes au climat, à la végétation et à d’autres facteurs géographiques, mais aussi et surtout aux différentes options des hommes, opérées à travers l’histoire, pour l’une ou l’autre des productions, devenues dès lors dominantes dans l’économie. Pour la totalité des groupes Agni, l’igname et l’or constituent, hier comme aujourd’hui, les productions privilégiées.

1. L’igname aliment de choix, culture « noble » et sacrée
La gamme des produits agricoles, connus des Agni depuis l’époque de leurs ancêtres, est extrêmement variée ; la banane, le taro, le manioc, le maïs et, accessoirement l’ananas et l’arachide font partie des cultures vivrières, anciennement connues, qui ont accompagné les Agni tout au long de la migration. Ces cultures à cycle court, germant et produisant au bout de quelques mois, ont été d’un secours inestimable au cours de la migration, période de crise, mais aussi durant les années ordinaires de paix, lorsqu’ils firent leur entrée sur le sol ivoirien. Cependant de tous ces vivriers, l’igname demeure sans conteste la plus prisée.

Présente un peu partout dans le monde, l’igname est principalement cultivée en Afrique de l’Ouest, dans l’espace communément appelé le « yam belt » ou ceinture de l’igname, s’étendant du centre de la Côte-d’Ivoire aux chaînes montagneuses du Cameroun, en passant par le Ghana, le Togo, le Bénin et le Nigeria. Etroitement liée à l’histoire sociale et culturelle des Agni, l’igname représente un symbole fort de l’identité de ce peuple.

Ce tubercule, qui fit probablement son apparition dans le monde Agni à un moment critique pour sauver le peuple de la famine, est intimement associé à l’histoire des Akan, et singulièrement du peuple Agni. Selon certaines traditions, l’apparition de l’igname dans le monde Agni est attribuée à Ano Asoman. On ne prête qu’aux riches. Les réfugiés étant devenus excessivement nombreux autour du fondateur de l’Ebrosa, du temps où il était préoccupé d’asseoir et d’étendre son pouvoir, il ne serait pas étonnant qu’il y ait eu, au cours de cette période précise, augmentation, progrès et diffusion de la production de ce tubercule. Cette progression bénéfique, entraînant un mieux-être, fût-il momentané, a pu marquer la mémoire collective, qui en a attribué la paternité au père de la nation Agni.

Aujourd’hui, l’igname n’occupe qu’une place limitée dans l’alimentation du peuple, étant remplacée par la banane plantain. Cependant, elle continue de tenir une place privilégiée dans un certain nombre de cérémonies dont la fête des ignames. Cette fête qui clôturait l’année et ouvrait une autre, la nouvelle, revêtait un faste somptueux. Peu avant la séquence capitale de la fête, résidant dans l’offrande du nvufu (igname cuite, écrasée et rougie à l’huile de palme), déposé en petites boules sur chaque bia (siège ancestral), se forme dans la rue principale, devant la maison du chef, un brillant cortège de tous les dignitaires, drapés dans des pagnes somptueux, et parés de bijoux d’or. Tous s’avancent, exécutant des pas de danse, au rythme du Kenyan-kpli (grand tam-tam). Sont aussi exposés ce jour-là tous les regalia, insignes du pouvoir du roi, à côté d’autres objets précieux, recouverts d’or, provenant du trésor royal.

La fête de l’igname, plante alimentaire par excellence, est aussi l’occasion d’un ressourcement identitaire, faisant apparaître au grand jour les multiples réseaux de liens divers dans lesquels est inséré chaque individu. Tout en exprimant la gratitude des vivants à l’égard de ceux qui les ont précédés, et envers les puissances protectrices du peuple, la fête de l’igname donne lieu également au renouvellement des contrats unissant l’homme aux puissances invisibles, et l’homme aux autres hommes.

2. L’or
L’or, deuxième élément, dans l’ordre de désignation, de la culture matérielle Agni, se dit sika ou esika au Sanvi. Il se présente, tantôt sous forme de poudre « sika nvutule », tantôt sous forme de pépite « sika kpolè ». Se déplacer à un gisement aurifère pour se livrer à la prospection ou à l’exploitation se dit « me ko sika nun », littéralement « aller dans l’or ». Cependant « sika » s’emploie aussi pour désigner le métal argent. Aussi, pour distinguer l’or de l’argent, précise-t-on, en ajoutant un qualificatif rappelant la couleur: sika fufue (sika blanc) pour le métal argent, et sika kokolè (sika rouge, c’est-à-dire jaune) pour l’or. Enfin, par extension, sika s’applique à tout numéraire, qu’il soit de métal ou de papier ; et un homme riche se dit sikafuè, possesseur de sika. Ainsi, l’utilisation du même terme à la fois pour l’or et la monnaie, dénote non seulement la destination première du métal jaune et la notion de richesse, mais aussi toute l’importance qui lui est accordée dans la société Agni.

En effet, l’or, élément matériel privilégié de la culture du peuple Agni, joua également un rôle important dans cette société, aussi bien avant qu’après le mouvement migratoire. Les ancêtres des Agni ne s’étaient-ils pas rendus célèbres dans l’Aowin par la quantité et la qualité de l’or qu’ils échangeaient avec les Européens de la côte ? D’autre part, aux époques suivantes, la découverte de gisements aurifères a souvent déterminé le choix du nouveau site d’installation en période migratoire et, par la suite, pour la localisation permanente du village. Ainsi en fut-il pour les Djuablin dont le royaume prit le nom d’«Assikasso », littéralement: « endroit où il y a de l’or ». L’un des villages les plus anciens, devenu, plus tard à l’époque coloniale, le premier poste administratif de la région, avait pour nom « Assikasso ». De même la convoitise des riches gisements d’or de Kokumbo par les Agni Morofouè sera à l’origine de la guerre Baoulé – Agni du Moronou qui valut à ces derniers la dévastation de leur territoire. Enfin, au-delà du grand mouvement migratoire, la recherche de l’or, même infructueuse, a contribué, avec la recherche de bonnes terres et les expéditions de chasse, à l’essaimage des groupes et à leurs segmentations successives.

Que dire du rôle économique de ce métal ? L’or était utilisé comme monnaie, doté de la double fonction d’intermédiaire des échanges et de réserve de valeur. Dans les échanges, il n’intervenait que pour les transactions les plus importantes, soit en raison de leur montant -par exemple pour les règlements de dettes très lourdes – soit en raison de leur valeur sociale – -par exemple, pour les paiements de dots ou de tributs à des chefs. En tant que réserve de valeur, l’or était conservé à l’état de poudre ou de pépites ou bien sous forme de plaques ou de bijoux dans le « dja » (trésor) familial. N’insistons pas sur les croyances relatives à la nature de l’or, qui sont communes à tous les Akan: sa fluidité et sa tendance à disparaître si certaines précautions ne sont pas prises. Sacrifices et offrandes sont accomplis avant et après l’exploitation. Outre les cultes, des interdits sont également à observer avant et au cours de l’exploitation.

Quant à l’exploitation, elle-même, elle procure des ressources non négligeables aux chefs de famille. Thésauriser était un gage de survie. Un abuswan (famille), dépourvu d’or, était hors d’état d’assurer la protection physique de ses membres. De même sans or, la famille ne peut acquérir ni fusils ni poudre, indispensables à la sécurité du groupe et à la chasse, s’exposant ainsi aux tentatives d’absorption d’une famille voisine, mieux nantie. Ce processus a permis à certaines familles de s’affirmer et d’en éliminer d’autres par ingestion. C’est reconnaître l’importance considérable chez l’Agni de la richesse, parfaitement réductible à l’accumulation de l’or.

B. La culture et les structures sociales et politiques
Les autres éléments culturels se situent aux niveaux des structures sociales et politiques qui, malgré l’éloignement géographique entre les différents groupes, et les apports étrangers, subis par les uns et les autres, sont restés quasi identiques dans tous les groupes Agni. Faute de temps, je vais me contenter d’en indiquer quelques uns, les plus caractéristiques.

1. La structure sociale
La société Agni est une société extrêmement complexe, à dominante matrilinéaire, où cependant la filiation paternelle joue un grand rôle.

Les manifestations de la filiation paternelle.

Elles se lisent à plusieurs niveaux de la vie sociale, des liens spirituels à l’obligation de résidence patrilocale imposée au fils, en passant par le droit de tutelle du père jusqu’au droit d’héritage du sèpuan (restes d’une cour en ruines). Par exemple, à propos des liens spirituels, l’ontologie Agni enseigne que l’homme est composé de trois éléments: awu-nan (le corps, physique et matériel), wawè (l’ombre portée du corps qui suit partout celui-ci, la force vitale), èkala (l’esprit invisible qui donne à l’homme son identité personnelle). Si l’awunan, le corps, appartient à la famille de la mère, le wawè et l’èkala, qui sont les esprits protecteurs, appartiennent à l’homme. Mieux, lorsque le fils atteint un âge respectable, et qu’il n’est plus tenu de participer aux charges du domicile de son père, il devient, surtout l’aîné, le confident de son père, dont il ne risque pas de trahir les secrets. Et plus tard, il peut être un conseiller plus objectif que les neveux, dont les intérêts guident souvent le comportement. Cependant, si la parenté paternelle est reconnue, elle est vécue comme secondaire. « Elle est une réalité sans nom » comme l’écrit l’historienne H. Diabaté. En effet, il n’existe pas chez les Agni, de terme spécifique pour identifier le clan paternel ; on le désigne de l’appellation générique de siè, c’est-à-dire, les « pères », le clan des pères, contrairement à la parenté maternelle, abusuan ou afilié dans le Sanvi.

L’abusuan ou parenté maternelle

L’unité de base de la société est l’abusuan (lignage), composé de tous ceux qui se réclament d’une ancêtre commune, nommée et connue. Tout individu, dans cette société, est considéré comme appartenant au groupe social de sa mère. Cette convention sociale constitue l’une des clauses du mariage dans lequel la femme attend de son époux qu’il lui donne une descendance nombreuse qui viendra agrandir son abusuan. En retour l’homme attend de son épouse qu’elle contribue à faire prospérer son patrimoine économique. L’abusuan ou afilié serait donc « la source, le lieu d’où l’on vient, l’origine, la branche dont on est issu » . Ainsi l’abusuan est constitué de tous ceux qui, par leur naissance ou par leurs relations, disent appartenir à la descendance utérine d’une même ancêtre. C’est cette parenté fondée sur l’appartenance à une communauté matrilinéaire, qui préside aux rapports entre les hommes de la collectivité. C’est à elle qu’on se réfère pour déterminer la dignité, l’authenticité, le statut social d’un individu, pour décider de la transmission du patrimoine matériel et de la plupart des charges de commandement. Ce régime, original et complexe, est l’une des caractéristiques essentielles de la culture Agni. Par ailleurs, il remonte à une époque très ancienne, antérieure à la migration. Son origine s’explique, pour clore un vieux débat, par le lien biologique qui rattache l’enfant à la mère. Quelle que soit l’origine du régime matrilinéaire, on retient que tout individu est rattaché à un abusuan, qu’il se situe dans la société par rapport à cet abusuan. Cette division comporte des particularités dont les principales sont, d’une part le ralliement de ses membres autour d’un bia, symbole de la puissance spirituelle et du pouvoir politique, d’autre part l’organisation de l’abusuan en échelons. Les différents groupes Agni comptent, en leur sein, sept abusuan mythiques qui ont connu, au cours de l’évolution du temps, un émiettement avec parfois un changement du nom de l’abusuan d’origine. Celui-ci varie localement d’un village à l’autre, prenant le plus souvent le nom du premier responsable du nouveau segment local de l’abusuan. Mais le nouveau segment de l’abusuan peut aussi coïncider avec le nom du village où le groupe s’établit. Ce nouveau segment se considère, au bout de quelques générations, comme une communauté autonome, ayant sa « chaise » et son nom, indépendante de l’ « abusuan-mère » dont on a perdu tout souvenir, y compris le nom de l’ancêtre commune, devenue mythique. On pourrait alors désigner cette nouvelle branche, détachée de l’abusuan d’origine ou « abusuan-mère » du nom d’ « abusuan utile ». Lorsqu’il est possible de remonter, de façon ininterrompue jusqu’à l’ancêtre commune, on parle alors d’« abusuan-lignage ». L’aïeule du segment historique, confirmé et autonome, est celle à laquelle on se réfère comme fondatrice de l’abusuan. Ses membres ont en commun des possessions (trésor, esclaves), des offices politiques et religieux. Le groupe de filiation unilinéaire, est par ailleurs exogame. Il se caractérise aussi par la présence d’une structure d’autorité et d’un représentant de cette autorité (abusuan kpanyi) qui règle les conflits internes au lignage et représente celui-ci, si nécessaire, vis-à-vis des autres lignages. Le lignage constitue donc une unité juridique, économique (possession et exploitation de biens fonciers communs à ses membres), politique (c’est le lignage qui est le détenteur d’une chefferie) et religieuse (libations et « culte des ancêtres) du lignage. Chaque lignage se subdivise en sous-groupes, et chaque sous-groupe correspond à ce qu’on appelle « famille étendue ».

2. La tribu et l’ethnie ou structure politique
A un niveau d’extension supérieure, plusieurs lignages, se reconnaissant une origine commune, se mettent ensemble pour constituer un sous-groupe ethnique, désigné par le colonisateur et autres ethnologues de l’expression, aujourd’hui fortement connotée de « tribu ». Ainsi existent le Sanvi, le Djuablin, le Ndenié, le Moronou.

Par exemple, les émigrés qui se sont retrouvés à l’issue de l’exode autour du Moro, vont constituer le sous-groupe morofouè, regroupant neuf lignages d’origine

Chaque sous-groupe ethnique est caractérisé par une assise territoriale, définie par l’ensemble des terroirs des différents lignages, membres du sous-groupe. En l’occurrence, chacun des sous-groupes Agni et ses différents lignages d’origine, tout en fortifiant leurs liens de parenté lointains, ont pu assimiler, depuis leur installation, des éléments étrangers ou au contraire se sont décomposés en segments multiples, chacun s’agrégeant à de nouveaux segments pour créer de nouvelles solidarités. Les sous-groupes d’émigrés sur leurs nouveaux territoires reconstituent de nouvelles unités ethniques à tendance politique, des « micro-Etats », tout en continuant de partager en commun le passé ancien, entre autres l’histoire et la langue qui connaît de nouvelles variantes, s’enrichissant d’un stock de vocabulaire nouveau, tout en subissant des intonations diverses dues aux multiples contacts. A ce niveau politique, les différents sous-groupes, à l’issue de la migration, ont connu des évolutions quelque peu différentes. Si la centralisation fut extrêmement forte dans le Sanvi, en raison même de l’histoire particulière de ce groupe, qui eut à asseoir son pouvoir après avoir soumis les populations trouvées sur place, elle le fut à un degré moindre dans l’Indénié. Ici les conditions d’organisation de l’Etat sont différentes: les émigrants arrivent dans un territoire quasiment vide d’hommes et les quelques rares Abè-Ano s’effacent devant eux sans combat ; les seuls affrontements internes (Ndenyie-Bettié) furent de courte durée et de faible ampleur. Des entités politiques s’établissent et existent, indépendantes les unes des autres jusqu’au milieu du XIXe siècle où elles forment une sorte de fédérations avec, à sa tête, les Ndenyie. Ailleurs, comme dans le Moronou, les micro-Etats, établis, subsisteront jusqu’à la colonisation, jaloux de leur autonomie.

C. Une culture immergée dans les traditions
La liste, sans être exhaustive, inclut ici des oeuvres de nature intellectuelle et spirituelle, qui peuvent être considérées comme des biens culturels à inscrire, au même titre que les oeuvres d’art, au patrimoine du peuple. Intimement liées à l’histoire politique et sociale du peuple, elles contribuent à dévoiler quelques unes des valeurs les plus caractéristiques de cette couche la plus profonde de la culture, le patrimoine immatériel. En premier lieu, se détache ce qui pourrait être désigné de « littérature », c’est-à-dire un langage mettant l’accent sur les qualités esthétiques et rythmiques du message véhiculé. Ainsi, a-t-on les contes, les fables, les proverbes, les dictons, les chansons, la plaidoirie et j’en passe.

Par exemple, une chanson populaire du XIXe siècle, rapportée du Sanvi, souligne la prolifération d’esclaves dans la région. Au-delà de la beauté de sa forme, elle est frappante par la richesse de son contenu, car elle informe sur l’existence à la fois d’un phénomène social et du courant d’échanges commerciaux nord-sud, intensifiés par les guerres de Samori . Mais en général, le message musical, surtout celui véhiculé entre autres par l’atunmgblan (le grand tambour) ou les olifants, n’est compris que d’une minorité de personnes parce qu’il est offert sous forme de paraboles (ayandra). Par exemple: Le langage des olifants assène avec force, sous forme de proverbe, cette vérité: « L’arbre qui a poussé tout seul, de lui-même, n’est pas un « kpè kplan » (celui qu’on a planté) ». Mais combien, aujourd’hui, sont à même de saisir le sens de ce proverbe ? Pour faire une palissade, on prend des bois qu’on fiche dans la terre ; au bout d’un certain temps, ils prennent racine. Ceci pour dire que tous les lignages ne sont pas à mettre sur le même pied ; il en existe d’origine, qui sont anciens et respectables, et d’autres, plus récents, créés après la migration, qui ne peuvent soutenir la comparaison. De même, les chants accompagnant les rites cérémoniels, tout comme les complaintes, sont riches de significations insoupçonnées: « Esseyié, Asso Ya, yè yo wo mô » (Louange à toi, Asso Ya, nous te remercions). Cette chanson est évoquée à l’occasion de l’intronisation du Roi du Ngatianou, et représente l’un des éléments centraux du rite de consécration. Elle fait mémoire du jour où Asso Ya consentit que le trône de son royal oncle, Boafo N’ta I, devienne désormais celui du Moronou, en lieu et place de celui venu avec Dangui Kpanyi, à jamais disparu. Asso Ya, nièce de Boafo Nta, 4ème successeur d’Ano Assoman, à la tête du royaume d’Ebrosa, accompagnée de son père Angaman à la tête de 30 compagnons d’armes, porta sur la tête, tout au long du trajet, l’objet précieux et vénéré, qui lui fut confié par son oncle. La chanson, mais aussi tous les rites qui l’accompagnent, constituent un véritable testament, qui n’est dévoilé qu’aux seuls initiés. Viennent ensuite, dans la gamme du trésor culturel Agni, les danses et certaines formes du langage artistique. Certains pas de danse, accompagnés du mouvement d’un bras ou des deux bras, exécutés par un descendant de sang royal, constituent de véritables discours historiques, dont se garde d’exécuter n’importe quel individu. A travers la rhétorique, ponctuée de dictons et de proverbes, déployée par certains orateurs, il est aussi donné assez souvent d’assister à de véritables joutes oratoires. Certaines références historiques qui y sont faites, permettent de découvrir soit l’origine d’un village, soit les prouesses d’un guerrier ou d’un groupe de guerriers, ou encore une pratique économique ancienne. D’autre part, l’oeuvre d’art est aussi, par sa connaissance, d’un immense intérêt pour la culture. On peut ici faire appel aux statuettes funéraires, les mma du Sanvi, les vases en terre cuite ornés de dessins et d’inscriptions diverses, et le ja, héritage visible, recueil de souvenirs et de témoignages concrets du passé, composé le plus souvent d’objets de diverse nature: sandales de cérémonie, sabres, sable du pays d’origine, balance et figurines (ja-yobuè). Les ja-yobuè, appelés couramment poids à peser l’or, renseignent à la fois sur l’économie monétaire, le droit (institutions et coutumes du pays), l’ethnographie (vêtements, parures), la philosophie (proverbes, dictons, préceptes, la botanique (liste des plantes), la zoologie, la littérature et l’histoire. Bref, une bonne partie de l’histoire est écrite dans le ja. Enfin, par certains de ses comportements, l’Agni manifeste quelques unes des valeurs les plus profondes qui ont façonné sa société. D’abord, l’Agni est fortement attaché, encore aujourd’hui, au modèle Akan de l’Etat monarchique, à la tête duquel se trouve placé un « hene » (Roi), source du pouvoir politico-religieux. Il n’est pas moins attaché à l’ « abuswan » (groupe de parenté à filiation matrilinéaire), susceptible d’absorber des éléments d’origine étrangère (par voie d’unions d’hommes libres avec des captives), et d’éviter ainsi la formation, dans la société Agni, d’une classe servile. Cette évolution originale de la société va affecter, non seulement, les moyens matériels de l’emprise sur le milieu naturel (travail collectif), mais aussi, le mode d’organisation sociale et politique, tel qu’exposé plus haut. A la source de la vie économique et politique, qui émerge assez tôt dans le monde Akan, est évoquée la figure mythique d’ « Edangaman », dont les hauts faits sont récités par l’Atunmgblan, le plus prestigieux des tam-tams Akan, et aussi par les conteurs. A Edangaman sont attribués les grands foyers dont les Agni et les Akan tirent leurs origines (Tekyman, Wenchi, Asantemanso, etc.). Ainsi, Edangaman est-il considéré, dans l’imaginaire Agni, comme celui qui incarne la capacité de changer l’état des choses, d’innover et d’organiser selon un autre modèle ce qui existait déjà. Son oeuvre achevée, il disparaît: il meurt en laissant les affaires aux mains des hommes. Plus qu’un créateur, il est pour les Akan, un inventeur et un organisateur, responsable en somme de l’ordre établi. Ainsi, prévaut dans la mentalité Agni le poids du passé auquel il se réfère constamment. Lorsqu’on est dans une telle disposition d’esprit, on s’interdit tout comportement qui ne soit pas conforme à la tradition ou à la raison. Avant tout acte, l’Agni, à l’instar des Anciens, héros du peuple devenus des modèles, se donne le temps de la réflexion, pour peu que celui-ci engage son destin ou celui de son lignage. C’est ce qui fait dire de lui qu’il est un homme posé, réfléchi et sage. De là découlent certaines qualités et travers qu’on lui attribue, à tort ou à raison: l’Agni est un homme modéré, qui a le sens et le goût de la négociation. Il sera systématiquement qualifié pour la médiation, et porté vers des métiers qui exigent l’ordre, la sécurité et surtout la prudence et le doigté (diplomatie). A l’inverse, il sera affublé des revers de toutes les qualités qu’on lui prête: du fait qu’il soit modéré et mesuré dans ses gestes, l’Agni sera vu comme un homme qui n’étouffe pas sous la générosité, économe, étant très près de ses sous, voire pingre.

CONCLUSION
Sachons arrêter à ce niveau l’énumération des éléments du patrimoine culturel. L’important était d’éveiller la conscience sur son existence: le peuple Agni a une histoire faite de grandeurs mais aussi, par moments, de faiblesses. Sa culture spécifique est de toute beauté et reflète toute la dimension des actes et hauts faits accomplis, intégrés et assimilés tout au long des siècles de son existence. La richesse, l’unique et authentique, à laquelle le peuple Agni peut prétendre, se résume à ses acquis qui tracent les contours de son identité et la rendent lisible à tous. La génération actuelle a le devoir de sauvegarder cette identité, de la préserver au même titre que l’environnement et l’architecture, de maintenir la culture Agni sur les sommets tout en la perpétuant pour les générations futures. La disparition de la langue du peuple Agni, comme de toutes nos langues, de sa culture et de sa civilisation au sens de la manière de penser et de vivre, c’est la disparition des valeurs qui y sont associées, et ce pour toujours. Elle est aussi responsable du maintien d’une certaine qualité de cette culture. Or, cette culture est en train de traverser, comme d’ailleurs toutes les cultures régionales, une crise des plus graves, celle de se dissoudre dans un bouillon sans goût et sans saveur, constitué par la mondialisation.

L’une des voies pour parvenir à sauver ce patrimoine culturel est de le mettre en lumière, le faire revivre à travers des moments privilégiés ; les expositions et le festival représentent deux moments forts et appréciés pour faire connaître cette richesse sous toutes ces facettes. Une troisième voie exige plus de réflexion et des moyens conséquents, à la fois humains et financiers: elle s’identifie à la mise en place de musées et d’une structure permanente de recherche et d’enseignement dont la forme achevée aboutirait à la création d’une Académie d’Histoire, des Coutumes et Arts Agni.

Mesdames et Messieurs,

Dans la Côte-d’Ivoire émergente, le peuple Agni a le devoir d’être présent, d’occuper toute la place qui est la sienne. Mais, c’est en prenant conscience d’abord de son identité, de ce qu’elle représente, et en la cultivant qu’il brillera de toute sa richesse, qui est un atout indispensable dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui et de demain. Je vous remercie.

Pr. Simon-Pierre Ekanza
festagni.org/festagni/agni/culture_agni

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