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Professeur Niangoran-Bouah (1935 – 2002): Père fondateur de la Drummologie

Administrativement, l'ancien directeur du Musée des Civilisations de Côte d'Ivoire, un ethno-musicologue de l'Université d'Abidjan, directeur du département scientifique des lettres, art, musique et musicologie, où il enseignait aux niveaux maîtrise, DEA et doctorat.

Sa spécialité, son invention, la drummologie, qui s’enseigne à la fois dans les départements de musicologie et d’anthropologie. Il a consacré sa vie de chercheur à l’enregistrement, à la traduction et à l’enseignement des textes tambourinés, bijoux de la tradition africaine. Mais plus qu’un universitaire, plus qu’un chercheur, c’est un baobab, une figure incontournable du monde intellectuel ivoirien et africain, un de ces vieillards-bibliothèques dont parlait Hampâté Ba.

Un vieillard-bibliothèque ? Ce n’est pas non plus tout à fait exact : l’expression aujourd’hui usée renvoie en effet à une tradition orale, trésor des civilisations africaines. Le tambour et autres instruments parleurs auxquels Niangoran Bouah a consacré la plus grande partie de ses recherches n’appartient pas à la tradition orale proprement dite. La drummologie qui étudie le langage du tambour et les textes tambourinés participe à la fois d’une tradition orale et propose un système d’écriture – au sens de consignation d’une mémoire – inédit.

Qu’est-ce que la drummologie ?

Le terme drummologie tire son origine de drum (terme anglais pour désigner le tambour » et de logie (de logos = terminologie grecque pour discours et traité). La drummologie, c’est l’étude et l’utilisation des textes des tambours parleurs africains comme source de documentation pour approfondir les connaissances des sociétés africaines de tradition orale de la période précoloniale.

La Drummologie, c’est l’étude de tous les instruments parleurs de musique (tambour, mais aussi balafon, cor d’appel, flûte, arc musical, trompe traversière, double gong) qui ont traversé les siècles et résisté à la colonisation. Ce qui a intéressé Niangoran Bouah, qui avoue avec une grande modestie n’être ni musicien, ni musicologue, ce n’est ni la rythmique ni les sonorités produites par ces instruments. C’est bien davantage la langue que parlent ces instruments, une langue de la nuit des temps, conventionnelle, datée, transmise intacte de générations en générations. Ainsi par la voix du tambour et de tous les instruments parleurs, on peut entendre la parole des ancêtres fondateurs. Pas les Gaulois, ni les Grecs, ni les Romains, ni les Arabes. Une parole qui puise au coeur même de l’Afrique et qui relate les récits cosmogoniques, la vie des rois et des grands du royaume, l’histoire, les codes sociaux. Cela peut paraître étrange ou mystérieux.

Par quelle sorcellerie un tambour parle-t-il ? Qu’est-ce que le langage tambouriné ? Le langage tambouriné est hybride, il participe à la fois de la tradition orale et de la tradition écrite, et n’appartient ni à l’une ni à l’autre, sinon par analogie.

Il n’appartient pas à la tradition orale parce que le tambourinaire n’est pas ventriloque et ne dit rien avec sa bouche. La parole tambourinée est produite par le mouvement des crochets actionnés par la main sur la membrane. La main, les crochets et la membrane constituent les organes fondamentaux de la parole tambourinée.

Ainsi parlent les textes essouma et baoulé :

Pouce Adjirikwa
Doigt nanti de bouche
Réveille-toi et parle !
Le pouce rivé
Aux crochets à tambouriner
Est plus loquace
Et plus éloquent
qu’un humain
Endormi,
Réveille-toi et viens !

Le langage tambouriné, c’est la voix et même la langue humaine qu’on imite au moyen d’un instrument. En pays akan, il émane de tambours jumelés, ou attoungblan, tambour mâle et tambour femelle, qui émettent alternativement tons graves et tons aigus et modèlent les intonations de la langue parlée. En pays baoulé, c’est le djomlo, xylophone hexatonique, d’abord utilisé par les paysans comme un épouvantail sonore. En pays sénoufo, c’est le balafon.

Seuls les initiés peuvent entendre les articulations de ce langage, et le véhiculer. La parole tambourinée est calquée sur la langue vernaculaire de l’ethnie ont elle émane. Ainsi un initié baoulé devra d’abord connaître l’agni avant de pouvoir interpréter les textes tambourinés agni.

Les textes tambourinés sont des documents purs, des enregistrements de la voix noire, sans médiation. Avant les importantes découvertes de Niangoran Bouah, les seuls documents dont disposaient les chercheurs pour connaître les civilisations africaines pré-coloniales étaient les objets archéologiques, les écrits des explorateurs, les récits des griots et des grands maîtres de la tradition orale. Ces outils étaient tous imparfaits. Les premiers laissaient une trop grande part à l’interprétation du chercheur : un objet ne parle jamais de luimême. Il ne parle que par ce qu’on veut bien dire de lui et du système dans lequel il s’insère. Les explorateurs, et plus tard les colons, quant à eux, ne donnent jamais la parole à ceux dont ils décrivent moeurs et sociétés. C’est ainsi qu’on a pu dire de l’anthropologie qu’elle était fille de la colonisation, dans la mesure où elle naît dans un contexte colonial, de la nécessité de connaître la culture des populations pour mieux les dominer.

L’anthropologue ne fait jamais entendre la parole de l’autre, mais l’interprète avec des critères aussi objectifs que possible.

Aussi, dans l’écrin du récit, la parole sauvage fait figure de bijou absent. Elle est le moment d’un ravissement, un instant volé, un souvenir hors texte.

La parole sauvage, c’est ici la parole de l’Africain, sa propre parole, sa propre voix dont le son a toujours été étouffé, ravi, volé.

Il y a pourtant les griots et les grands maîtres de la tradition orale. Mais leur parole, aussi précieuse soit-elle, est d’une valeur scientifique douteuse. L’oral est toujours matière à variation et à subjectivité.

S’agissant d’un même individu qui raconte la même histoire trois fois par jour, la version du matin ne sera pas identique à celle de midi et à celle du soir. Dans les trois cas, une des versions sera plus ou moins longue et comportera des détails plus ou moins importants ou intéressants. Si le thème évoqué ne change pas, les versions quant à elles changent. Cette manière de communiquer les textes ne permet pas non plus de distinguer la version originale des versions fantaisistes et falsifiées.

D’où la méfiance des scientifiques et des chercheurs vis à vis de sources purement orales. Le tambour, au contraire, reproduit fidèlement le même texte avec les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes accents. L’apprentissage d’un texte tambouriné, c’est, pour l’initié, la récitation des Sourates du Coran pour le musulman, ou la copie de la Bible pour les moines du Moyen-Age. Ces textes ont pu traverser intacts des siècles de civilisation, des révolutions historiques et politiques, parce qu’ils sont écrits dans une langue conventionnelle, et que pour être entendus du voisin, les messages tambourinés doivent être répétés à l’identique. C’est pour cela que ces écrits sont infiniment plus fiables pour l’historien, pour l’anthropologue, pour le scientifique en général, que le récits des griots et des grands maîtres de la tradition orale. Le tambourinaire n’est pas un artiste ni un créateur ; il est le dépositaire d’une tradition, le gardien d’une mémoire qu’il communique aux siens et transmet aux générations futures.

Il existe deux types de textes tambourinés : les textes immuables et les textes évolutifs. La partie immuable regroupe les textes les plus anciens du corpus tambourinaire, pour certains conçus entre le 13ème et le 15ème siècle. Cette partie figée consigne des textes de philosophie, de religion, de cosmogonie, de droit, de littérature, de linguistique et des éléments usuels d’information quotidienne. La partie évolutive, elle, varie avec le temps, se gonfle tandis que la liste des rois s’allonge. Les textes relatent alors les faits politiques et biographiques, l’histoire des souverains et des grands. Ils sont conçus par le roi lui-même et soumis à la censure des dignitaires du royaume, ou par les dignitaires sur demande du roi, ou encore sur demande du roi par un tambourinaire pour être ensuite enregistrés et diffusés dans l’ensemble du pays.

Les tambourinaires apprennent méthodiquement le langage tambouriné, et par coeur grande quantité de documents. Le tambour a ses écoles, ses pédagogues, ses érudits, ses historiens, ses virtuoses et nécessite de longues lunes d’études. On distingue le tam tam du tambour, le premier est à usage uniquement profane et n’est utilisé que pour la musique. Le tambour lui est un membranophone qui, en plus de ses fonctions musicales, est utilisé comme instrument de transmission des messages à l’intention des esprits, des divinités et des vivants. Son utilisation nécessite un rituel spécial parce que la parole du tambour, c’est le Logos fait son. Quand il entonne son hymne, la voix humaine doit se taire et écouter la parole primordiale, articulée par Dieu lui-même.

La Bible dit : Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu.
Le Tambour dit : Au commencement, Dieu a créé Sen. Sen, l’énergie qui donne la vibration, la vibration qui donne le son et la multiplication des sons qui donne la parole. Dieu a créé le tambour qui est le symbole naturel de la parole et le réceptacle de la parole primordiale de Dieu.

Voilà la première parole du tambour, qui continue ainsi :
Dieu, en créant son monde, qu’avait-il créé en tout premier lieu? Dieu, en créant son monde, a créé Sen et a créé le tambour. Puis on invoque l’esprit qui vient animer le tambour. Le tambour est en effet à la fois objet naturel, matière et esprit qui l’anime.

Divin tambour, objet d’intérêt public, où que vous soyez dans la nature, nous vous invoquons, venez.

Le tambourinaire ne joue pas pour se satisfaire personnellement.
Roi Korodjo et tous les princes venant de n’importe quelle province, écoutez et méditez ce que dit le tambour.
L’instrument est une surface sonore qui peut à tout moment restaurer la somme des connaissances anciennes consignées dans la mémoire des tambourinaires.
L’exactitude de la transmission est primordiale. Aussi la cinquième phrase dit :

Si un tambourinaire se trompe de façon volontaire, il est puni d’une grave peine.

En cas de lapsus, le tambourinaire s’excuse avec le tambour et recommence sa phrase. Le tambourinaire n’est pas un anonyme. C’est un individu connu de tous. On dit son nom, on cite son nom.

Le tambour dans une foule, qui tambourine pour nous aujourd’hui, décline son nom et sa généalogie pour qu’on sache qui se trompe, dire de qui il détient cette science.

Après ces messages introductifs propres à chaque ethnie, à chaque contrée, tout peut venir, légende, mythe, poème, histoire d’un roi ou d’une reine, ou information plus ponctuelle et plus urgente. Quand un message arrive au village, le tambourinaire le retransmet à l’intention de la communauté. Ce moyen de transmission de l’information est extrêmement efficace. Ainsi, par temps calme et sur une hauteur, la voix du tambour peut être audible à 40 kms. Mais par souci d’efficacité, des relais sont placés tous les 7 ou 10 kms. On raconte qu’en 1881, on a entendu parler du naufrage du paquebot Ethiopia à Landana soit à une distance de quatre-vingt kilomètres en moins de deux heures !

C’est à tort que les Européens ont souvent considéré le tambour comme un instrument de guerre. Mais ils avaient bien perçu l’importance de l’instrument qui permit à des villages de se mobiliser à temps pour résister contre le colon.

Aujourd’hui le tambour ne joue plus ce rôle de communication, relayé par les média : radio, télévision, téléphone. Mais on ne lui ôtera pas son rôle de bibliothèque collective. Niangoran-Bouah l’a même comparé à l’Internet. Qu’est-ce qu’Internet sinon une mémoire virtuelle dans laquelle on puise et qui s’actualise sur une surface visuelle ? La surface sonore du tambour est comparable à un écran d’ordinateur, tour à tour muet ou bavard, selon qu’elle est ou non agie. La tradition tend malheureusement à disparaître dans les villages où les enfants partent à l’école et font l’apprentissage d’autres modes de communication et de transmission des savoirs fondamentaux.

Le nouveau régime politique en place, conscient de la richesse de cette tradition, essaie de faire des efforts pour encourager les enfants à s’intéresser à la drummologie. Mais se heurte au manque d’enseignants. Il est urgent de former des universitaires en drummologie, afin que ces richesses continuent de circuler et que des recherches puissent explorer plus avant les trésors enfouis dans la mémoire des tambours. Dans cette optique, Niangoran-Bouah a crée un centre de recherche en drummologie, spécialisé dans la recherche et l’enseignement. Un enseignement tout particulier puisque les étudiants apprennent d’abord et avant tout à taper, à mémoriser les mots, les phrases, les textes de la tradition, puis à les traduire et à les interpréter suivant l’optique qui les intéresse : musicologie, linguistique, histoire, anthropologie, sociologie. Le centre existe depuis 1987 et a produit deux ouvrages : Introduction à la drummologie, édité à trois mille exemplaires et consacré à l’étude des tambours jumelés ou attoungblan, et l’Introduction à la drummologie II, consacrée à l’étude du djomlo et assorti d’un enregistrement sonore.

Une Drummologie III consacrée au balafon était en préparation. Si Niangoran-Bouah s’est particulièrement penché sur les instruments des pays akan, d’autres traditions de tambours parleurs existent, au Nord, à l’Ouest de la Côted’Ivoire, de formes différentes ; aux tambours parleurs jumelés correspondent des tambours quadruples, sextuplés parfois.

Si aujourd’hui la drummologie est une institution dont tout un chacun apprécie l’importance et la valeur, elle a été un temps vivement combattue. L’intellectuel, qui quelques jours avant sa mort, nous a confié être un homme comblé, a dû lutter pour imposer sa trouvaille.

Il s’est heurté à des oppositions, à des déceptions, à des échecs cuisants, comme ces journées de l’Indépendance de 1976 aux cours desquelles, en dépit de toutes les traditions et de tous les interdits, le public crie son impatience et son acculturation, au moment où le tambour se met à parler. Plus tard, ce sont des querelles terminologiques qui le confrontent aux universitaires occidentaux et ivoiriens. Non, le tambour ne parle pas. Parce que le langage du tambour n’est qu’imitation du langage parlé. S’il y a bien production de son, on ne peut pour autant conclure aussi vite du son au mot, du mot à la phrase et de la phrase au langage.

Pourtant il existe de grandes différences entre les pratiques tambourinées du continent et toutes ne relèvent pas du langage parlé. Certaines fonctionnent comme un code et le message transmis ne cherche nullement à imiter le langage articulé.

Au Congo par exemple, le tambour code la langue humaine, un peu à la manière du morse. Pour Niangoran-Bouah, c’est précisément parce que toutes les traditions tambourinées ne sont pas imitation sonore du langage parlé que le chercheur est en droit de qualifier de parole la langue du tambour.

Laurent Gbagbo, actuel président de la République de Côte-d’Ivoire, a été en son temps, un farouche adversaire du professeur Niangoran-Bouah. Il fait partie de ceux pour lesquels parler de langage à propos du tambour est une approximation, une facilité, un manquement grave à l’impérieuse rigueur terminologique.

De même, il a vivement combattu la comparaison du tambour comme magnétophone de la voix noire, dont usait fréquemment Niangoran-Bouah. Il n’y a pas de magnétophone, puisqu’il n’y a pas de machine. Comparer le tambour à un magnétophone, c’est comme confondre un acteur de théâtre et un acteur de cinéma.

Et puis pourquoi ce besoin de valoriser la culture africaine en lui trouvant un équivalent dans la société occidentale ? Aujourd’hui, personne bien sûr, ne songe à remettre en cause la portée des recherches de Niangoran-Bouah pour la connaissance des sociétés africaines précoloniales.

Niangoran-Bouah a ressuscité le langage tambouriné. Grâce à lui, cette tradition a pu entrer à l’université. à l’université et aux Africains désormais de ne pas oublier celui qui a su montrer à la face du monde la profondeur, la complexité, l’originalité et la richesse de sa culture ancestrale.

Extrait de « L’arbre à Palabres » No:12 – Nov. 2002

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